Rencontre avec une éminence grise de l’écologie auteur entre autres de

« Démocratie, passions, frontières, (éditions Charles Léopold Mayer, 1995) »,

« Reconsidérer la Richesse (éditions de l’Aube) »,

« Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, (Éditions Fayard, 2005) ».




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Selon vous, la crise n’est pas seulement économique et écologique, c’est une crise de civilisation…

P.V. : Tout à fait. Les premiers éléments de crise sont apparus sur le plan écologique, avec les questions du dérèglement du climat, des atteintes à la biodiversité ; et sur le plan social, avec le problème du creusement des inégalités, dont nous avons vu une expression dramatique lors des émeutes de la faim, en 2008. La crise financière et économique est donc survenue après coup. Mais elle arrive pour les mêmes raisons

Quelles raisons ?

P.V. : Celles que forme le couple de la démesure et du mal-être : la démesure dans nos rapports à la nature, fondés sur un productivisme qui ne se soucie pas de l’atteinte aux écosystèmes, mais aussi dans le creusement des inégalités sociales – par exemple, deux cent vingt-cinq personnes ont des revenus équivalents à ceux de deux milliards et demi d’êtres humains ! La démesure est au coeur de la crise financière !

En quoi cette démesure est-elle liée au mal-être ?

P.V. : Parce que c’est sur ce couple que nos sociétés font reposer nos modes de vie individuels et collectifs. Prenez les trois grands budgets internationaux que sont l’armement, les stupéfiants et la publicité : ils représentent plus de trente fois la somme qui serait nécessaire pour traiter les problèmes tels que la faim, l’accès à l’eau potable, les soins de base ou le logement. Ce qui est totalement démesuré ! Or, ces trois marchés répondent tous au mal de vivre : pour le marché des stupéfiants, c’est évident. Quant aux dépenses militaires, elles consistent, pour l’essentiel, à gérer la peur, la domination… Donc, encore du mal-être.

Je ne vois pas le rapport avec la publicité…

P.V. : De quoi nous parle la publicité ? Pas des produits qu’elle vend, mais du bonheur, de l’amour, de la beauté… Autant d’aspirations fondamentales chez l’être humain, mais que la publicité déplace dans l’ordre de «l’avoir ». Or, le désir relatif à l’être ne peut pas être comblé par une satisfaction relative à l’avoir : une personne qui sera attirée par ces messages va consommer, éprouver un bref moment de satisfaction, puis une frustration. Une logique du « toujours plus » se met en place. Nous nous trouvons, dites-vous, à un moment charnière.

Comment sortir de cette démesure ?

P.V. : La question difficile est celle du sevrage. On ne peut se libérer d’une dépendance que si l’on a une perspective positive pour donner une espérance après le sevrage. Sinon, c’est trop dur à supporter. Il nous faut donc accepter des limites, mais sans risquer la frustration, c’est-à-dire en mettant en place des perspectives qualitatives dans le domaine du mieux-être, en remettant au centre la question de la condition humaine. À savoir la difficulté qu’a l’humanité à vivre sa propre condition. C’est cette difficulté qui génère des dégâts collatéraux : dans le rapport à la nature, c’est la crise écologique ; à autrui, ce sont les problèmes sociaux ; et à soi, c’est l’hyperconsommation, l’hyperactivité, le stress, etc.

Vous appelez donc d’abord à une transformation collective plutôt qu’individuelle ?

P.V. : Non, je crois que nous devons faire ces transformations simultanément. Nous les avons trop longtemps opposées, les uns disant que tant que l’on ne fait pas des réformes de structure, on ne peut pas faire des réformes de mentalités, les autres répondant que tant que l’on ne se change pas soi-même, il est illusoire de prétendre changer le monde… Les changements doivent intervenir sur les deux terrains. Certains leaders collectifs comme Gandhi l’avaient compris : c’est dans le mouvement même de libération qu’il invitait, en même temps, à un travail sur soi.

Extrait de la revue « Psychologies »